Si nous partagions, ne serait-ce qu'une seconde, la conscience de Gaïa, la Terre-mère consciente que certains disent exister, je crois que nous en mourrions de douleur dans l'instant tant c'est violent. Et pourtant quel regard d'amour doit-elle avoir sur toute forme de vie pour ne pas nous avoir déjà tous éliminés de sa surface. Peut-elle espère-t-elle encore, sentant çà et là, même chez les humains, non seulement du bonheur à vivre, mais aussi de l'élan à défendre la vie, à la protéger de toutes ses forces, sa conscience, son action et sa parole. Notre planète, même si elle semble à beaucoup n'être qu'une galère, un radeau perdu dans l'univers, est en fait une arche, une tentative portée par la foi de préserver la vie du déluge des malheurs incessants.
Tant que nous consommerons la planète au lieu de retrouver comment la respecter et communier avec elle, en bonne fraternité avec toutes ses formes de vie, nous restons de ceux qui écrasent la terre entre leurs doigts. Dès que nous commençons à prendre soin du sort des autres, à protéger la vie animale ou à renoncer à polluer la planète, nous devenons de ceux qui veulent tenter de sauver l'oisillon en danger de mort.
Pour l'instant, l'issue de cette dialectique s'oriente plus probablement vers la fin de notre espèce et des dommages durables pour notre planète (mais qui sait si le réveil de nos consciences ne peut en contredire le pronostic ?).
C'est déjà la fin du monde. Elle l'est dans nos têtes, elle l'est dans nos peurs, dans ce sentiment de l'imminence d'une catastrophe qu'on croit percevoir chaque jour un peu plus. On le devine déjà dans la crise écologique ou le réchauffement climatique. On la pressent dans l'eau de nos mers qui bientôt ne seront plus que plastique et cadavres de migrants. On l'imagine dans le lit de nos hôpitaux, dans la pandémie ou la précarité sanitaire, dans le cancer. On la redoute dans les sautes d'humeurs des chefs d'état à l'arme nucléaire. On l'observe dans nos sols exsangues, rongés par nos pelleteuses, nos mines et nos forages. On la voit dans ces vagues, ces pluies et ces incendies qui se déchainent contre nous au gré de leurs colères. On craint de la voir exploser comme nos centrales nucléaires hors d’âge ou les bombes de toutes sortes de toutes sortes d'armées, même de gueux. Nous croyons que notre monde s'effondre, nous croyons à la X-ième grande extinction, nous croyons à la fin de notre modèle social, à la fin de nos illusions, à la fin du progrès, à la grande régression, à l'atomisation du monde et des relations.
Le monde, notre monde actuel, n’est plus un monde, c’est un immonde, un monde dans toute son horreur, un inventaire à la pervers, dans toute sa cruauté et ses délires. L’immonde, c’est ce monde privé de ciel et d’horizon. On y crève tout à la fois de trop de choses et de faim. Ce n’est plus le lait du sein de notre Mère Nature que nous tétons, c’est son sang que nous suçons. Dans ce monde sans avenir, nous préférons baisser la tête, non à cause de notre honte, mais pour aller encore plus vite, encore plus fort, nous fracasser la tête contre le mur.
Souvent, ce n’est pas le mépris, ni même le cynisme seulement, des puissants qui en est la cause, mais c’est l’indifférence, cette manière trop habituelle de ne plus ni regarder ni écouter l’autre, cette façon si commune de préférer juger plutôt que de comprendre, et cette manière que nous avons de penser que l’amour n’est qu’une affaire privée, qui nous arrive au petit bonheur la chance. Et si nous ne sommes pas coupables de notre malheur, peut-être cependant en sommes-nous complices, préférant notre sort à l’inquiétude pour celui du prochain et du lointain.
La consommation est une consumation. Le pire étant que nos désirs conditionnés par ce monde soufflent sur les braises du brasier de notre terre que nous brûlons ainsi à grand feu. Plus nous possédons, plus nous dépendons. Nous dépendons de nos grandes surfaces, de nos fournisseurs d'images et d'accès, de nos banquiers et assureurs. Nous dépendons des rêves inaccessibles d’îles paradisiaques, de palaces ou de voyages lointains dont on sature nos esprits. Presque toutes les images qui couvrent nos murs ou nos écrans nous parlent d'un monde irréel, fait davantage d'illusions que de la réalité des êtres.
Nos écrans sont devenus un kaléidoscope. Le monde qu'on nous y présente est éclaté, morcelé. C'est de la verroterie qu'on échange avec nos consciences, panem et circum jetés au peuple pour le distraire pour lui dissimuler les formidables enjeux de pouvoirs et la folie meurtrière qui agitent la planète et pour taire l'étonnante capacité de résistance et d'invention d'hommes et de femmes de bonne volonté.
On nous parle sans arrêt de crise et on nous fait rêver de palaces, de plages du bout du monde et des miracles de l'argent. On nous annonce le grand réchauffement de la planète, des îles submergés, des tsunamis en même temps qu'on pleure la croissance perdue, la désindustrialisation et de baisse des cours du pétrole. On refuse ici des mosquées, la barbarie du voile intégrale et l'immigration des peuples qui fuient l'obscurantisme fanatique et on se plaint des attentats meurtriers qui tuent davantage encore là-bas qu'ici. On vilipende l'industrialisation folle de l'agriculture qui tue nos paysans et nos paysages et on veut manger viandes et poissons chaque jour. On remplit nos tables au nord pour laisser les enfants du sud se nourrir de galettes d'argile. On veut toujours plus de champions et de spectacles et on se scandalise du dopage.
Schizophrénie, à la fois morcellement et dissolution, des consciences que tout cela. Tout se succède et rien ne se relie. Tout s'accélère, et rien ne semble plus nous permettre de nous poser. Nous devenons des agités du bocal, comme le sont les molécules dans un four micro-ondes. Toutes les pièces sont éparpillées, sens dessus dessous, immense puzzle qui semble avoir perdu son modèle. Chacun se sent désemparé et impuissant, submergé par l'énormité et la monstruosité de la tâche.
***
Il n'y a pas à rêver d'un autre monde, il n'y en a pas d'autre, pas de planète B, pas d'univers parallèle dans lequel s'échapper. Nous n'avons et nous n'aurons toujours qu'une seule terre. Il n'y a pas d'ailleurs, il n'y a qu'un ici. On aurait beau vouloir le fuir, rien ne nous affranchira de sa gravité. Ne cherchons donc pas ailleurs ce qu'est notre enfer, notre purgatoire ou notre paradis. C'est ici, ici-bas, dans ce monde imparfait.
Il faut cesser de croire à cette main invisible qui régule les marchés, car elle étrangle les pauvres de tous les pays, par milliers, par millions, par milliards. Il faut cesser d'y croire à l'augmentation sans fin des richesses qui n'augmente sans fin que la richesse d'un very very happy few. Il faut cesser d'y croire à ces fables, que les seuls méchants n'ont pas suivi leur catéchisme et que tous les autres sont de bons chrétiens. Il faut cesser d'y croire à ces races, à ces frontières, à ces tyrans qui suffiraient à expliquer le malheur du monde.
Le monde est un : planète unique où tout est en interaction constante. Écologie, économie, politique, culture, relations interpersonnelles, tout peut converger. Chacun y a sa part. Non pour que l'Homme soit le maître du monde, même pas une pièce maîtresse, mais pour qu'il cesse d'en être le cancer, le parasite, mais une de ses cellules.
Nous y croyons. Nous avons tort. Tort non pas parce que c'est impossible, tort non pas parce que c'est hautement probable. Nous avons tort simplement parce que rien ne nous condamne à être toujours la pire part de nous-mêmes, la pire part de l'humanité. Si ça ne peut plus continuer ainsi, c'est que nous ne pouvons plus continuer ainsi, dans le déni du danger absolu. Nous ne sommes pas l'espèce supérieure que nous avons, pendant des siècles et des siècles, crus que nous étions. Nous sommes, il faut le reconnaître, pour l'instant, de la pire espèce, de l'espèce des nuisibles, des parasites, des tueurs de monde.
Ce n'est pas dans notre mental, mais dans notre conscience que nous pouvons faire ce pari. L'apocalypse annoncée n'est pas la fin du monde, mais la révélation de sa nature et de son sens. Nous ne sommes pas le sommet du monde, nous ne sommes pas le centre de l'univers. Nous nous sommes trompés quand nous pensions qu'il fallait dominer la terre, nous aurions mieux faits d’entendre qu'il ne s'agissait pas d'être maître, mais de faire notre maison (domus) de la terre, notre refuge et notre jardin. Il est plus que temps, enfin, pour que, peut-être, il reste une toute petite chance que ce ne soit pas la fin, de voir que tout est lié, tout est relié, que tout est un, que tout est pris dans la même ronde, celle de la Terre autour du soleil. L'eau, la terre, l'air et le feu du soleil, voilà tout ce que nous avons, voilà surtout tout ce que nous sommes. Tout ce que nous avons rejeté dans l'eau, la terre ou l'air nous retourne et entre, en profondeur, au plus secret de nos cellules. Normalement, nous aurions dû en vivre, pourtant, aujourd'hui, plus souvent qu'à notre tour nous en mourrons.
Pour que le monde soit un monde, il faudrait qu’il tourne rond. Et pour qu’il tourne rond, il a besoin de nous, que nous cessions de vouloir qu’il tourne autour de nous pour le suivre dans sa ronde, au rythme des jours, des nuits et des saisons. S’il nous offre ses fruits, c’est pour nous appeler à une certaine frugalité, et pas à cette voracité où nous avons les yeux plus gros que le ventre et avons dévoré en été déjà les fruits de l’hiver suivant. Arrêtons donc de croire que toutes nos merdes sont solubles dans son eau, elles l’empoisonnent en même temps que nous.
La race humaine est une. Toutes les charias, les guerres ou les frontières ni changeront rien, nous sommes tous d’un même sang. Les gens ne peuvent venir des quatre coins du monde. Mystère de la rotondité, tous nous sommes sur le même plan, celui que conspire l’univers à notre égard : celui de nous relier les uns aux autres, quoi qu’on en veille, quoi qu’on en fasse, dans une inter-dépendance qui nous dépasse.
Est-ce que c'est désespérant ? Est-ce que la cohorte de malheurs qui frappe autant la planète que les peuples, les corps ou les relations doit nous amener à ne plus rien attendre, espérer ou vouloir ? Faut-il n'être plus que colère, sentiment d'injustice ou de persécution ? C'est en tout cas sans doute cela qu'on appelle le mental, non pas la capacité de penser, mais la rumination du malheur.
Nous sommes tous embarqués dans la même galère, sans planète B ni autre grand vaisseau spatial et il n’y a pas d’autre gâteau à partager. Ne cherchons pas de supériorité sur cette terre, il n’y en a pas. Nous sommes alters et égaux. Nous sommes les éléments d’un Tout. Dans ce Tout, la vie est un don et pas un dû. Sans gratitude et compassion, cela ne servira qu’à renforcer l’autre évidence, nous sommes mortels. Pour que ce monde soit à nouveau un monde, il n’y a pas de solution. Il n’y a pas de solution, mais une seule réponse : Oui, je veux la vie. ! Pas MA vie, mais LA vie. Tout ce que je peux tenter, c’est d’en préserver le mouvement, un mouvement de balancier, un grand tic-tac, celui du cœur.
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Nous oublions alors trop vite la première leçon : "je suis fait de terre", fait de Terre. Ce n'est pas directement dans les étoiles que je prends chacun de mes atomes, même s'ils en viennent, mais de cette planète bleue. Toute ma matière vient de ce qu'elle peut donner d'eau, d'herbe, de fruits ou de bête. Et je mourrais dans l'instant si cela venait à disparaître, à être gâché, saccagé par moi si je n'en prenais garde. Je suis fait de terre, je suis fait de Terre.
En négligeant la première leçon, sommes-nous alors en capacité de comprendre la seconde leçon ? "Je suis fait de souffle", cette apparente immatière qui passe à son gré, me traverse et me creuse. Il ne s'agit pas alors de capturer ce souffle, de l'enfermer en soi. La bulle d'air ne fait souvent que faire exploser l'argile dans sa cuisson. Mais nous devons lui être un passage et prendre forme autour de l'espace que façonnent en nous les mains du divin pour devenir la coupe qui reçoit ce souffle.
Pourtant, la leçon ne s'arrête pas à nous laisser double, matière et immatière, sans souffle qui nous traverse et juste un souffle qui passe et meurt. Le mystère de cet apologue, c'est qu'il nous laisse un, comme jamais une sculpture n'est que la matière qui la compose, mais aussi la forme, l'utilité et le sens qu'elle prend.
Notre matière est donc terrestre, mais la question qui se pose à nous c'est aussi la forme, l'utilité et le sens que prend pour nous notre terralité. Et cette question, nous ne pouvons pas nous en défausser en invoquant le ciel, car le don du souffle qui nous est fait nous rappelle que le divin n'est pas séparé, mais intérieur et qu'il n'y a aucune dictature du sens qui nous tombe du ciel. Si nous sommes humains, c'est que nous sommes "l'hume Un".
La beauté du monde n’est pas un lot de consolation pour ce qu’on en connait de laideur, de cruauté ou d’injustice. Ce n’est pas la dorure ou le sucre d’une pilule amère, difficile à avaler. Ce n’est pas non plus un miroir aux alouettes, ni la carotte qu’on nous tend avec le bâton.
La beauté du monde n’est là que comme la fleur, venant en son temps, sans promettre d’arrêter le temps qui passe, sans non plus redouter sa victoire. Elle est là pour que l’évidence du mal ne vienne pas anéantir l’évidence du bien. Elle est là pour rappeler que le bon grain et l’ivraie pousse dans un seul et même champ. Elle n’a pas d’autre fonction que de rappeler que la vie n’est pas qu’une horreur et qu’elle est aussi une merveille et un don.
Ceux qui voient la beauté du monde n’ignorent pas ses misères et ses souffrances, ils les méprisent, non pour mépriser ceux qui en sont victimes, mais pour détester leurs malheurs et chercher à y trouver une réponse. Ceux qui voient la beauté du monde, en fait, ne sont pas aveugles, ni éblouis par la lumière, ils voient, tout simplement, la vie dans sa complexité, ses méandres, sa fragilité et sa grandeur aussi. Ils voient un cœur en chaque être. Ils voient la grande conspiration de l’univers pour qu’il y ait la vie plutôt que le néant. Ils voient combien le comportement de l’homme sur la planète met en péril l’incroyable arborescence et floraison de la vie à sa surface. Ils voient mieux que les autres encore le poids de chaque larme, la douleur de chaque perte. Ils voient combien l’injustice est à l’œuvre et combien il faut la combattre. La beauté du monde n’est pas une consolation, c’est une motivation et c’est une espérance. Elle n’est pas le constat béat, elle est un combat constant.
Chacun de ceux qui voient la beauté du monde, sans jamais croire qu’à lui seul, il peut la sauver, fait pourtant comme si elle ne tenait qu’à lui, qu’à son engagement et qu’à sa foi en elle. Il ne s’agit pas seulement d’un optimisme de la volonté qui viendrait contredire un pessimisme de la raison. C’est plutôt comme si la joie du cœur était capable d’étreindre sa tristesse, non pour lui demander de se taire, comme tenterait de la faire la consolation, mais pour l’aider à guérir, comme le fait un amour véritable. La beauté du monde n’est en fait pas un état du monde, c’est un état de notre cœur qui accueille ce monde avec tendresse, avec douceur, avec amour.
La beauté du monde n’est pas une consolation, c’est une guérison.
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J'ai fait un rêve, le rêve d'une grande fraterni-terralité. Pour que ce rêve ne s'évanouisse pas comme les brumes d'un sommeil perdu au petit matin, j'ai pris le petit crayon, posé sur ma table de nuit, et le petit carnet où je peux noter parfois ce qui passe par mon cœur. Il fallait tenter de fixer de quelques mots cette fulgurance, pour en expliquer le sens.
La première évidence qui vient à l'esprit, c'est qu'il s'agit peut-être d'une forme de fraternité, ce sentiment puissant qui unit les être comme s'ils étaient des frères, des frères qui s'aiment et se soutiennent, des frères qui ne s'abandonnent pas les uns les autres, mais qui font les choses ensemble, en unissant leur force. Chacun apportant qui sa force, qui ses connaissances, qui sa bonne humeur ou son intelligence, avec la fraternité, on peut construire Rome, inventer le cinéma ou gagner la guerre. C'est elle qui unit d'un lien incomparable les frères d'armes, ceux-là qui affrontent les mêmes épreuves, sans distinction de classes, en faisant fi des origines ou des croyances, pour affronter le même ennemi, le même oppresseur, le même envahisseur. Ce sont des frères de sang et de sueur, de peur et de courage, aussi égaux devant la mort qu'ils ne l'étaient pas devant la vie.
Mais mon rêve n'était pas celui d'une grande armée, plutôt celui de farouches résistants, d'une troupe de clandestins, des combattants de l'ombre, des s de l'Ombre. Ils n'obéissent pas à l'ordre, pas à l'ordre moral, pas aux ordres d'un chef qui se rêve maître du monde. Ils n'obéissent pas aux ordres, ils s'opposent aux désordres de l'injustice, de l'inégalité, de l'iniquité. Ils se battent contre le malheur du monde, contre le déséquilibre toujours croissant qui fait qu'une poignée de riches pèsent toujours davantage que des myriades de simples gens. Ils sont libèrent-terre, égali-terre et fraterni-terre. Pour eux, il n'y a qu'une seule race, la race humaine, dans la diversité de ses peuples et de ses cultures, dans le respect de chacun et l'équité entre tous.
N'en déplaisent aux spiritualistes de tous poils, même si je suis d'accord avec eux pour rappeler la nécessité de se dés-identifier de soi et de ses projections mentales, même si je ne cherche pas à être ni matérialiste, ni seulement un être de la seule finitude, mais aussi de l'infinitude, nous sommes des êtres incarnés, aussi incarné que le parfum l'est dans la fleur.
Je suis de la terre, je suis de la Terre, et c'est le seul navire, au moins jusqu'à ma mort, pour voyager dans l'univers. Je suis de la terre, je suis de la Terre, et cela me lie aux sols et aux ciels de ma petite planète bleue, cela me lie aux plantes et aux bêtes, dans une même fraterni-Terre, dans un destin commun que par trop j'influence des bassesses de mon humanité.
Le rébus de mon rêve commence à prendre sens. J'aimerais qu'il finisse par prendre sens. Mais je l'ai compris grâce à lui, il faut pour cela que j'agisse en frère de la vie. Et pour cela encore, je dois retrouver les frères et les sœurs, humains ou non-humains, pour à nouveau accomplir notre grande fraterni-terralité.
Comment donc avons-nous oublié que nous sommes des terriens, des terreux, faits de terre autant que d'étoiles ? Comment avons-nous pu croire que nous étions autre chose que des bêtes ? Par quelle folle arrogance avons-nous imaginé être les seuls gardiens du jardin ? Le ver de terre, l'abeille, l'arbre de la forêt, le plancton des océans savent chacun, mieux que nous, et chacun à sa place, être les gardiens de la Terre. Il est même fort possible qu'elle s'en remette bientôt à eux plutôt qu'à nous pour sauver son bel équilibre, son harmonie naturelle. À moins, ce que j'espère, que nous prenions notre part à cette révolution.
Comprenons donc bien que nous ne foulons pas la Terre au pied, nous sommes portés par elle, comme le petit qu'une mère porte à son sein. Comprenons bien que nous dépendons d'elle bien plus qu'elle ne dépend de nous. C'est par amour pour nous qu'elle continue à boire les poisons que nous versons dans ses entrailles. Mais ça la rend malade et même le lait qui coule de sa poitrine est devenu un venin que nous suçons avidement jusqu'à demain nous exploser la panse.
La Terre est généreuse, oui. La terre est généreuse à la frugalité, mais pas à notre boulimie. Nous mangeons le fruit, coupons la branche où nous sommes assis et arrachons l'arbre et ses racines jusqu'à tuer le sol. C'est cela que nous devons cesser. Cesser cela et sortir de l'hypnose de la consommation ; cesser cela et arrêter d'être nous-mêmes les produits que s'échangent les marchés.
Notre chair est de terre. Elle ne peut être de rien d'autre que cela, pas même de la promesse d'un ciel ou d'une vie éternelle. Notre chair est de terre, tous nos sens doivent nous le redire. Je dois le voir, l'entendre, le sentir, le toucher, le goûter. Je peux embrasser les arbres, marcher les pieds nus, respirer le parfum des fleurs, entendre le chant des oiseaux et le cri des enfants ... Je peux tant de choses qui me rappelle la frugalité plus que l'avidité. Je dois tant de choses, pour ne jamais oublier, pour le souvenir aux autres. Je suis terrien, je suis terreux et ma chair est de terre.
Il y a tant de talents dans l’Humanité. C’est sans doute mon seul espoir. Ici des paysans retrouvent des manières où la terre est l’être vivant qui a porté si longtemps. Là des ingénieurs trouvent enfin comment mieux capter et utiliser l’énergie du soleil. Ailleurs un homme trouvera, dans une forêt que nous n’aurons plus détruite, une plante médicinale, semée là par une forme de providence que nous avions oubliée. Plus loin une femme gouvernera son peuple avec une tendresse et une justesse qu’on ne connaissait pas aux hommes. Dans un hôpital, une troupe de clown passe de chambre en chambre, pour gai rire avec les malades et réveiller en eux davantage les forces qui guérissent. On trouvera aussi à faire renaître des champs dans les déserts, à entretenir les forêts pour qu’elle ne brûle pas tant. Les cuisiniers du futur nous préparerons des plats savoureux sans avoir à massacrer sauvagement tant d’animaux nourris des sojas qui déforestent. Mais je ne peux pas attendre cette humanité de talent. Je dois l’être moi aussi, à ma mesure, à la mesure de mon talent. Et pas pour faire joli dans les écrans, mais pour faire joli dans le monde.